Les Sentinelles de la RSE / Agence Primum non nocere
Jean et son salaire en empreinte carbone
Quand il dresse son budget, Jean Gasse, jeune père de famille, n’aligne pas les dépenses du ménage en euros. Sa monnaie à lui se mesure en empreinte carbone. D’ailleurs, il imaginerait bien un salaire payé en CO2. Le trentenaire calcule chaque mois ce que sa consommation coûte à la planète. « Le pouvoir d’achat est en fait un droit à polluer. Je m’accorde un plein d’essence pour ma moto, toutes les six semaines. Quatre heures d’avion par an. Le bœuf une fois par mois. J’ai très peu de vêtements, la majorité en matière recyclé. On se lave corps et cheveux au savon solide, on fabrique nos produits ménagers…
La dernière recrue de Primum non Nocere n’a pas toujours mené cette vie vertueuse. Il fut même un artisan de la surconsommation : « En cinq ans d’école de commerce, on m’avait appris à créer le besoin ».
Le cancre décroche un bac, contre tous les pronostics, inespéré, grâce aux langues. Plutôt doué en la matière. Celui que se dit bâtard géographique baroude aux basques d’un père militaire. Né à Berlin, il passe son enfance sur une base militaire américaine. Il déménage huit fois à travers l’Europe, jusqu’à ses 16 ans. Le virus des voyages ne le lâche pas. Après un BTS de commerce international, il est embauché par une grosse entreprise de transport frigorifique. À 19 ans, catapulté à Modène, il recrute, licencie, gère quinze chauffeurs routiers, ingurgite, en italien, le code du Transport, épais comme deux encyclopédies, arme ses transporteurs de liasses de billets pour payer les amendes et faire tamponner les disques, en cas de dépassement d’heures au volant. Il entend des histoires de familles décimées sur les routes par des chauffeurs low cost à bout de fatigue. « Je suis passé de fêtard invétéré à de grosses responsabilités. Le jour où mon patron m’a insulté, on m’a renvoyé en France sur le siège passager d’un de mes anciens camionneurs, au lieu de prendre l’avion, pour bien m’humilier ».
De l’épicerie fine aux robes de mariées
Il ouvre une société d’import-export en épicerie fine et vin, en République tchèque. Échec cuisant. Il se retrouve à vendre des robes de mariées miniatures à un prix exorbitant pour alimenter les fonds de roulement. Rentré en France, il rejoint Montpellier, une petite amie, des études d’informatique et une société en alternance. « Des méthodes à l’école de commerce avaient commencé à me déranger, avec une psychologie à des fins très discutables, en tout cas si peu éthiques. » Mais il se dit que, dans le ventre de la bête, il pourrait faire changer les choses. Il connaît les leviers de l’entreprise, parle la langue des patrons. Las. « Je savais aussi que, grisé par les chiffres, on n’en a rien à faire du social et de l’écologie ».
Mais le monde avance, le développement durable pointe ses labels et ses normes. Il l’étudie pendant cinq ans, avec un projet en tête et un constat : « Il y avait un manque. Ce n’est pas que les PME PMI ne voulaient pas de cette mutation, c’est qu’elles ne savaient pas comment faire. Il y avait là un vrai terreau à accompagner. » Il sort major national de sa promotion. Il accède aux pupitres des facultés lors des remises de diplômes à Lyon, ou Montpellier, devient professeur de développement durable dans son ancienne école, jusqu’à ce que le module disparaisse.
Retour en Vendée, dans la maison de ses parents, absents. Seul pendant un an. «Je suis lent. J’ai besoin de temps pour réfléchir ». Il met son projet en sommeil. Entre dans une entreprise de matériel informatique. Il cape son salaire. Pas plus de 2500 € : «J’avais calculé par rapport à la population française qu’au-delà, je prenais forcément à quelqu’un ». Il prend du galon dans la société. On veut l’augmenter. Il refuse mais baisse sa charge de travail. « Je savais que l’argent brûlait les doigts, j’étais passé par là ». Mais sa hiérarchie ne comprend pas et le schisme grandit. C’est la rupture.
Jean Crée sa société de conseil en développement durable : « Je voulais être indépendant, ne plus travailler pour quelqu’un, pour ne plus être bridé dans mes convictions. » L’exception viendra de Primum Non Nocere, presque des confrères. Il compte exploiter son expérience, intégrer un peu de développement durable dans l’informatique.
« Je ne veux pas mourir sans m’être battu »
On le trouve excessif parfois ? Il le concède. Il a même réfléchi à deux fois avant de devenir papa. Avait-il le droit de faire naître des enfants dans cette planète condamnée. Pouvait-il encore aggraver la surpopulation mondiale ? Et puis il a découvert un film, Idiocratie, un comique futuriste. Les gens sensibles à la planète avaient arrêté de faire des enfants. Seuls, les idiots, sans conscience avaient le droit de se faire cryogéniser. Cent ans plus tard, la planète était peuplée de générations de pollueurs sans vergogne. La fantaisie cinématographique le remue. N’est ce pas son rôle d’enfanter et d’élever des citoyens responsables. Jean sourit : « Peut-être qu’ils me trouveront vraiment trop extrême et qu’ils mangeront du mac do tous les jours. » Pour l’instant, il aimerait que ces futurs sauveurs de l’humanité fassent leurs nuits.
Jean le reconnaît. Il n’a pas une vision très optimiste de l’avenir. « Le rapport est biaisé et déséquilibré entre les forces en présence. Mais je ne veux pas mourir sans me dire que je me suis battu.»
Propos recueillis par Annick Koscielniak, Journaliste.